15 Juin 2021
Villa Réséda
Villa Réséda est le nom d’une habitation construite au début du siècle dernier, longtemps habitée par un homme très tôt devenu veuf, un fils et une fille prénommée France, née au lendemain de la victoire de 1918.
Un prénom-Nation, à la gloire d’une idée. Et d’un père jamais satisfait du soin apporté par sa fille à l’entretien de leur maison. Jamais heureux de la réception de sociétés masculines, adeptes de plaisanteries misogynes, qu’elle s’évertuait à assurer.
Un sacerdoce méprisé.
Le sacrifice d’une vie de femme sous l’emprise d’un père ne cessant de lui manifester son acrimonie. Harcelante. Labourant les chairs de son âme. Empêchant de laisser y éclore les fleurs d’un amour ressenti pour un jeune homme égaré dans le flot de bravades d’aînés, chantres vulgaires d’une virilité obsédée par la réduction du féminin au silence.
Des orgies de paroles meurtrières pour une humanité foulée aux pieds. Gueulées avec d’autant plus de force que s’accentuait, d’année en année, la surdité du maître de maison.
La faiblesse auditive de sa fille, réplique dissidente de cette surdité, refuge de ses peurs, prétexte pour élever, elle aussi, le ton, afin de tenter de se faire entendre, d’échapper au dialogue de sourds sans cesse aggravé entre eux, et dont l’oreille des passants se promenant du côté de la Villa Réséda captait la houle.
« France vit dans une belle villa mais n’a pas la vie belle ! », disait-on.
Les enfants qui avaient entendu conter la grande vie que menait son frère, toujours en vadrouille, dépensant sans compter, criaient : « Le plus grand de tous les idiots du monde, c’est Tintin de la Villa Réséda ! »
Après la mort accidentelle de son frère, dont la mémoire devait rester une insulte vivante – même si non vécue comme telle –, dépouillée du caractère faussement vivifiant de l’agitation d’une existence fantasque, France se retrouva emmurée dans le tête à tête permanent imposé par son père vieillissant, à qui elle savait ne pas pouvoir tenir tête.
Nulle libération ne semblait pouvoir échoir à celle dont le prénom en symbolisa la réalité. Sans la concerner en tant que personne singulière. Assujettie, nostalgique de l’idée d’une vie qu’elle n’avait, et ne pourra plus jamais vivre.
À la mort de son père, son emmurement devint plus physique.
Un jour, la soixantaine passée, alors que je la croisai dans la rue où donnait la porte d’entrée de la Villa Réséda, le visage pâle et attendri, le regard tourné vers le temps de sa jeunesse, qui semblait rejoindre le présent de la mienne, elle me demanda si j’avais fait mon armée. Lorsque je lui répondis par la négative, son visage prit un air absent, à la manière de celui d’une élégante lady perdue dans les brumes d’un lac écossais.
Sa silhouette diaphane fit alors naître en moi l’idée d’une apparition, que je saluai avec déférence en lui tendant ma main et en inclinant la tête, me sentant à la croisée de plusieurs mondes. Touchant de ma main un être extratemporel proustien chez qui la vie du passé rejoint celle du présent. Temporellement décloisonnée. Transfigurée.
Tout en continuant à voir la façade de la Villa Réséda se dégrader et en devinant le délabrement intérieur privant l’habitation de toute hospitalité je ne pus oublier celle, poético-onirique, de France.
Villa Réséda entourée de lilas violets, promesse non tenable d’une mise en correspondance de leur parfum avec le goût d’une sociabilité.
Villa Réséda toujours contemplée de l’extérieur pour la beauté de son architecture contrastant avec la chute du crépis au fil du temps.
Villa Réséda, symbole du secret, de la solitude, de l’existence empêchée de celle dont le sourire et les yeux un peu perdus étaient attente muette d’un dialogue entre deux cœurs.
Villa Réséda. Une invitation au voyage dépassant l’entendement et la raison, dont l’onde vibratile demeure l’un des vents gonflant les voiles de ma sensibilité.
Les années ont passé. France n’est plus.
Sa maison a été vendue.
Sa villa a été restaurée.
Les tons gais de sa façade de couleur jaune décorée de motifs floraux en ont fait un lieu accueillant.
Le nombre et la jeunesse des locataires habitant les appartements qui y ont été aménagés ont rendu la Villa Réséda à la vie.
Une vie à laquelle l’âme de France n’a pourtant jamais été étrangère.
Une vie non moins ardemment désirée que contrariée.
Une vie passée en vaine quête du parfum envoûtant et de la magie guérisseuse de l’amour dont les résédas sont le nom.
Éric HAMRAOUI, Maître de conférence en Philosophie
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