TEXTES PARTICIPANT(E)S ATELIER, AU BONHEUR DES MOTS

Pour l'amour des mots, en guise de Saint Valentin. Merci.

 

Villa Réséda


Villa Réséda est le nom d’une habitation construite au début du siècle dernier, longtemps habitée par un homme très tôt devenu veuf, un fils et une fille prénommée France, née au lendemain de la victoire de 1918.
Un prénom-Nation, à la gloire d’une idée. Et d’un père jamais satisfait du soin apporté par sa fille à l’entretien de leur maison. Jamais heureux de la réception de sociétés masculines, adeptes de plaisanteries misogynes, qu’elle s’évertuait à assurer.
Un sacerdoce méprisé.
Le sacrifice d’une vie de femme sous l’emprise d’un père ne cessant de lui manifester son acrimonie. Harcelante. Labourant les chairs de son âme. Empêchant de laisser y éclore les fleurs d’un amour ressenti pour un jeune homme égaré dans le flot de bravades d’aînés, chantres vulgaires d’une virilité obsédée par la réduction du féminin au silence.
Des orgies de paroles meurtrières pour une humanité foulée aux pieds. Gueulées avec d’autant plus de force que s’accentuait, d’année en année, la surdité du maître de maison.
La faiblesse auditive de sa fille, réplique dissidente de cette surdité, refuge de ses peurs, prétexte pour élever, elle aussi, le ton, afin de tenter de se faire entendre, d’échapper au dialogue de sourds sans cesse aggravé entre eux, et dont l’oreille des passants se promenant du côté de la Villa Réséda captait la houle.
« France vit dans une belle villa mais n’a pas la vie belle ! », disait-on.
Les enfants qui avaient entendu conter la grande vie que menait son frère, toujours en vadrouille, dépensant sans compter, criaient : « Le plus grand de tous les idiots du monde, c’est Tintin de la Villa Réséda ! »
Après la mort accidentelle de son frère, dont la mémoire devait rester une insulte vivante – même si non vécue comme telle –, dépouillée du caractère faussement vivifiant de l’agitation d’une existence fantasque, France se retrouva emmurée dans le tête à tête permanent imposé par son père vieillissant, à qui elle savait ne pas pouvoir tenir tête.

Nulle libération ne semblait pouvoir échoir à celle dont le prénom en symbolisa la réalité. Sans la concerner en tant que personne singulière. Assujettie, nostalgique de l’idée d’une vie qu’elle n’avait, et ne pourra plus jamais vivre.
À la mort de son père, son emmurement devint plus physique.
Un jour, la soixantaine passée, alors que je la croisai dans la rue où donnait la porte d’entrée de la Villa Réséda, le visage pâle et attendri, le regard tourné vers le temps de sa jeunesse, qui semblait rejoindre le présent de la mienne, elle me demanda si j’avais fait mon armée. Lorsque je lui répondis par la négative, son visage prit un air absent, à la manière de celui d’une élégante lady perdue dans les brumes d’un lac écossais.
Sa silhouette diaphane fit alors naître en moi l’idée d’une apparition, que je saluai avec déférence en lui tendant ma main et en inclinant la tête, me sentant à la croisée de plusieurs mondes. Touchant de ma main un être extratemporel proustien chez qui la vie du passé rejoint celle du présent. Temporellement décloisonnée. Transfigurée.
Tout en continuant à voir la façade de la Villa Réséda se dégrader et en devinant le délabrement intérieur privant l’habitation de toute hospitalité je ne pus oublier celle, poético-onirique, de France.
Villa Réséda entourée de lilas violets, promesse non tenable d’une mise en correspondance de leur parfum avec le goût d’une sociabilité.
Villa Réséda toujours contemplée de l’extérieur pour la beauté de son architecture contrastant avec la chute du crépis au fil du temps.
Villa Réséda, symbole du secret, de la solitude, de l’existence empêchée de celle dont le sourire et les yeux un peu perdus étaient attente muette d’un dialogue entre deux cœurs.
Villa Réséda. Une invitation au voyage dépassant l’entendement et la raison, dont l’onde vibratile demeure l’un des vents gonflant les voiles de ma sensibilité.
Les années ont passé. France n’est plus.
Sa maison a été vendue.

Sa villa a été restaurée.
Les tons gais de sa façade de couleur jaune décorée de motifs floraux en ont fait un lieu accueillant.
Le nombre et la jeunesse des locataires habitant les appartements qui y ont été aménagés ont rendu la Villa Réséda à la vie.
Une vie à laquelle l’âme de France n’a pourtant jamais été étrangère.
Une vie non moins ardemment désirée que contrariée.
Une vie passée en vaine quête du parfum envoûtant et de la magie guérisseuse de l’amour dont les résédas sont le nom. 

Éric Hamraoui

 

 

La jurée

Jessica inspecte avec minutie la salle du palais de justice. Les dorures, les tentures, les fresques, statues, tableaux, lustres l’écrasent. Elle ne se sent pas à sa place. Le décalage lui apparait presque absurde. Son univers à elle, c’est l’usine et les copines, les néons blafards et le bruit des machines. Jurée d’assise, ça sonne comme une langue étrangère, un territoire exotique. Elle a bien tenté de refuser, rien à faire :

- « vous êtes obligés de le faire, sauf pour motif grave Madame ! » lui a-t-on répondu.

Résignée, elle s’est présentée et a participé à l’audience. Juré n°22 c’est elle ! Elle n’a pas tout saisi, des dates, des heures, des énoncés de faits, des témoignages, des pleurs. La vie de gens ordinaires, comme elle, s’est étalée dans les arabesques des manches noires

, des gens de pouvoir, avocat, procureur président. A plusieurs reprises, la clameur de la salle lui est apparue comme un monstre à plusieurs têtes. Elle n’a plus aucun repère. Elle se sent comme un tonneau dans lequel on fourre la violence d’autrui, on entasse la violence, la violence encore, la violence toujours. 

Ça fait plusieurs jours maintenant qu’elle n’a plus aucun contact avec sa vie d’avant. Pas moyen de vider la barrique.

 

Enfin les débats se terminent. Il était temps. Ses tempes cognent, sa tête bourdonne d’échos sanglants, elle espère tenir. Le groupe de jurés se retrouve dans une petite salle tout aussi imposante. 

Les jambes et les bras croisés elle continue d’écouter avec attention, cette fois, les échanges entre les différents jurés. Elle est assise, coincée entre, le journaliste Étienne, aux allures d’étudiant attardé, en jean basket chemise en vrac et sacoche en cuir usée et le prof de philo, l’intello M. Douanelle. Face à elle, Marine, une chef cuistot d’une quarantaine d’années, Bernard un très jeune cadre dynamique et Fabienne, juré de 82 ans ! 

Les juges trônent en bout de table. Ils expliquent que ces délibérés vont se décomposer en 2 temps, d’abord déterminer si le jeune homme est coupable d’avoir tué son père et ensuite la peine qu’il devra subir, si il l’est. Jessica s’agite de plus en plus sur sa chaise, elle croise et décroise les jambes, prend son sac, l’ouvre, le repose, enlève sa veste, bat la mesure avec ses doigts sur l’énorme table ovale en aggloméré, couvert d’un mélaminé.

« Presque un formica pense-t-elle ! Franchement ça dénote ! »

Elle transpire et ses joues deviennent rouges. Elle aurait dû mettre un chemisier foncé, une auréole commence à pointer sous ses aisselles. Elle remet sa veste.

Le brouhaha monte dans la salle, le climat s’échauffe. Les oppositions se confrontent. Étienne se lève et s’énerve. 

- « C’est pas possible de s’écharper comme ça. Calmez-vous, il nous faut nous mettre d’accord! »

- « Très bien Étienne, mais j’ai de sérieux doutes sur sa culpabilité et cela doit bénéficier à l’accusé, personne ne l’a vraiment vu, CLAIREMENT, tuer son père. Je ne me sens pas le droit de juger cet homme comme coupable. » ajoute Douanelle.

Marine prend la parole :

- «  On a pas assisté au même procès ! Cet homme a tué son père il n’y a pas l’ombre d’un doute. Je vous rappelle que des témoins l’ont vu, j’étais pas là pour juger de la mise au point de l’image. On va peut-être pas y passer la nuit non plus ! Ça fait trois jours que ma brigade m’attend au resto et c’est pas leur petite gratification qui va remplacer la perte de chiffre. Et puis ce procès c’est vraiment une saloperie pour ma réputation. J’ai tellement bossé pour ma deuxième étoile ! » 

- « oui elle a raison ! » dit Fabienne « aucun doute. On a bien entendu son manque d’éducation, l’irrespect pour sa mère qu’il trouve faible.  Et surement pour les femmes en général et puis son langage !!Encore un gosse d’émigré ! Y’en a marre de tout ça on peut pas continuer à tolérer une telle ingratitude. On leur a tout donné et nous ils nous ont foutu dehors. Ça leur a pas suffi de tuer ma mère. Maintenant ils tuent leur propre père ! »

- « Je suis d’accord je vote coupable » crie Bernard en mâchant son chewing-gum et en replaçant sa mèche de golden boy.

Jessica a tenté à plusieurs reprises de prendre la parole, sans succès. Pour tenter d’évacuer un peu la pression qu’elle subi à l’intérieur, elle s’imagine en train d’étrangler ce Douanelle de malheur, qui l’agace vraiment : « nanana…. Le doute doit bénéficier à l’accusé….nanana je ne me sens pas le droit..nana »

Ce Monsieur « Je sais tout » idéaliste et donneur de leçon, la rend folle et ce qui l’a rend encore plus folle c’est que personne ne la voit. Dans le doute, elle sort son poudrier de son sac en faux cuir, posé sur la table. Elle ruisselle de partout. Un peu de poudre va lui rendre son aura.

Elle comprend que tout cela va durer bien longtemps. Pour elle pas de doute. Le jeune homme a tué son père. Et en vrai, elle s’en fout. Les hommes de toute façon moins y’en a mieux c’est. Son père ce vieil alcoolo a tué sa mère, pas avec un couteau lui, mais avec sa paresse, sa lâcheté, son inconscience.

Et après, le père de ses enfants ? Un inconnu celui-là !

La tension dans la pièce, ses blessures passées, le présent et sa violence, ses pensées incontrôlables, tout cela converge en une note intenable. Elle prend son sac avec ses deux mains et frappe un grand coup sur la table. Elle hurle :

- «  Je veux parler ! »

Elle a tout guillotiné. Et le silence s’abat dans la salle. Les jurés retournent s’asseoir à leur place et la dévisagent maintenant, comme s’ils la voyaient pour la première fois. Tous ces regards l’éclairent comme une star. Elle tremble encore d’être sortie de ses gonds. Elle parle :

- «  Cet homme est coupable ! Plusieurs témoins l’ont vu, à travers une vitre ou pas, ils l’ont vu, vu V et U »

Elle dessine le V et le U devant la face de Douanelle.

- «  Plusieurs témoins ont décrit les relations du père et du fils, c’était pas Hawaï sous le soleil comme dirait ma copine de l’atelier même la mère a dit qu’elle avait peur que cela arrive un jour ! Et j’en ai ras le bol d’entendre vos vies en sourdine. Étienne, le bon fils a papa qui veut pas déplaire. Il veut que tout le monde soit d’accord lui, faut pas faire de vague sinon papa va te fesser. Faut grandir mon gars ! On est pas d’accord et tant pis si tu fais pipi dans ton froc. Fabienne, la merveilleuse Fabienne qui a laissé sa pauvre maman en Algérie sous les balles du FLN et qu’est revenu comme une pauvre mendiante des terres dépouillées par ses ancêtres. Ben voyons ! On en a rien à foutre de ta nostalgie de colons à deux balles ! et la blonde là, sa réputation, son resto… ben c’est pas avec mon salaire de misère que je vais les bouffer tes étoiles ! Le beau loup de Wall Street à la gueule fermée. Toi t’as pas les crocs qui griffent le plancher, petit tout petit il se fait le golden boy. Et monsieur l’intello qui nous fait chier avec ses états d’âme. Il peut pas juger coupable lui, il est pas comme nous lui, il sait lui !

Quelle bande de découillés ! C’est pas vos vies qu’on juge c’est un meurtrier ! Vos histoires ceux sont vos histoires. Foutez-moi tous vos costumes à la poubelle. Ecoutez bien la’dans »

Jessica se tape la poitrine à l’endroit du cœur.

- « Je sais c’est pas drôle de s’écouter VRAIMENT. Pas d’excuse quand on écoute là. On chouine pas, en se tordant les doigts comme un enfant timide qu’ose pas faire une bêtise, n’est-ce pas Douanelle ? Vous puez la peur !  cette musique quand on l’écoute ça s’impose et puis c’est tout. Il est coupable ! les faits sont les faits, un homme a tué un autre homme. On le condamne et on rentre chez nous. Maintenant je me rassois et qu’on me réveille quand tout ce cirque sera fini !»

Sa plaidoirie a figé un court instant la pièce et ses occupants, comme si pour supporter l’assaut ils s‘étaient tous mis sur pause. Puis le brouhaha reprend. Jessica retombe sur sa chaise, comme dans son anonymat. Son heure de gloire est passée. Elle pensait se libérer, elle se sent juste seule, anéantie. Elle savait qu’elle ne serait pas à la hauteur. Qui était-elle pour affubler ces hommes et ces femmes d’une sinistre vérité, SA vérité. La colère l’a transformé en procureur à son tour. Elle se voit soudain dans chacun. Elle mélange sa misère à leur misère. C’est elle qui a peur, c’est elle qui s’en fout et se repoudre le visage, c’est elle qui hait les hommes juste par ce qu’ils sont des hommes et que les hommes elle les déteste. Le sceau de la victime qu’elle a accepté de se tatouer, lui permet de se reconnaitre du bon clan et de déverser son amertume, sa colère, sa peur, sa haine sur l’autre. Elle aurait voulu tuer son père. Elle l’a tellement rêvé tellement souhaité qu’elle l’a tué des milliers de fois de milliards de façon différente. Est-elle coupable ? La bonne blague. Et son père est-il coupable de ces beuveries sans nom, de ces violences à répétition sur sa femme et ses enfants ? Pourquoi lui tient-il le rôle du bourreau ? Des tonnes d’images surgissent dans sa tête. Elles semblent issues d’une source jaillissante. Des scènes du passé, de son enfance, son père petit, de ses ancêtres. Ça suffit !

Peut-être n’est-il pas trop tard. Peut-être aura-t-elle un peu de courage, celui d’accepter ses terribles faiblesses et d’apprendre. D’apprendre à faire autrement, à être autrement. De poser un regard de douceur sur ses erreurs, de les illuminer comme des possibilités pour elle enfin de s’élever, là où tout est trop bas.

Elle n’a pas de doute, ce jeune adolescent a tué son père. Elle choisira le sursis  pour elle et pour lui.
Isabelle Mathieux

 

 

Pinocchio

C’est Pinocchio qui ce matin-là s’éveilla à la vie. Enfant de bois, il était. La fée qui était repartie aussitôt en étoile, l’avait laissé à son désarroi.

Voir, entendre, sentir n’était pas chose facile à appréhender. Sur son bois tout dur des sensations, envie de se gratter.

Mains, pieds, nez, tête tout ce langage était dans sa conscience en interrogation attentive.

Conscience, mot sublime difficile à appréhender, mains qui bougent comme un oiseau indépendant de son corps. Pieds éloignés trop grand, jambes articulation, grincement.

Dehors, la nuit, lune, un pas, un deuxième, sentier, odeur de romarin, aimer.

Marcher, Marcher.

Entendre

Hiboux, fourrés qui frémissent, son du mystère qui s’épaissit.

Voir

Lapin qui s’enfuit au loin. Étoiles, scintillement.

Enivré.

Cœur pas de battement.

Mais pourtant cœur.

Une jambe légèrement plus longue que l’autre, balancement marrant.

Arbre

Wahooo !

Congénère, enlacer, parler avec lui, il est vieux très vieux.

Histoire comme un fleuve vers le grand océan.

Océan voir, marcher jusqu’à…

Sourire comme une baleine des grands fonds, courir, air glissant sur le visage.

Souvenir,

Papa qui me fabrique,

Aime.

Courir, courir, sentier, route village, humain, étrange, voiture, bruit, fatigue, feuillage, lit.

Nuit, étoile de fée, constellation rêve.

Souhait devenir un vrai arbre.

Se lever, se réveiller, courir, la terre, le rêve de racine profonde, écouter la musique du temps.

L’océan c’est beau comme le son d’une vague.

Tête levée vers les étoiles bientôt le jour, la fée arrive belle, belle comme la photosynthèse, pieds dans la terre, racine qui pousse, pousse, bras, branche, jambes, tronc, feuilles, déploiement, nez, bouche, yeux, chatouille, grandir, grandir, grandir, soleil qui se lève.

Wahooo !
Texte Jean-Eric Wild           Illustration Marina Racine

 

 

L'odeur fraîche et minérale de la pierre, elle est la même dans une grotte ou dans une église. Ce n'est pas exactement celle de la terre mouillée, un peu plus verte, mais on reconnaît l'humus, cette petite moisissure des lieux mal aérés. Le bitume après la pluie est plus sec. Il rappelle le moteur de la voiture et le caoutchouc échauffé des pneus. Mais il reste la pluie. L'eau et la pluie qui pénètrent partout où elles se posent, qui se glissent dans le moindre endroit poreux et diffusent l'essence de leur hôte. L'eau donne une odeur à un caillou, un tronc sec, un papier perdu sur la chaussée.

~~

Je reçois le paquet dans ma boîte aux lettres. C'est une petite enveloppe bombée, pas du carton. A l'intérieur, c'est une poupée gigogne. D'abord un tube alvéolé duquel dépasse un papier de soie rose foncé. Dessous, un petite carte et quelques mots de l'expéditeur. Je fais glisser le papier rose du tube et commence à le déplier. Un petit oiseau en bois sculpté apparaît, un rouge-gorge sur sa branche avec du bleu sur la tête. Il me regarde, il attend. Il attend que je parle la première. Je replis le papier et me dis : je dois lui trouver un nid.
Judith Durand 

 

 

 

Discrétion & ardeur

Les blessures de ses épines remontent en surface dans un coin de mon être certains jours. Les jours où elle me manque, ma douce, ma tendre, ma force et ma vie.

Ma mère, qui sans le mot savant, ni sachant vraiment, a su imposer ses silences lourds de tempête. De tous ses blancs qui résonnent. Ce je ne sais quoi, qu’elle appelait « respect », et « différence ». Je les sentais imposés en moi et tout autour. Des siècles d’emprisonnement de la parole. De ces ancêtres femmes et voilées de l’intérieur.

Fortes et affaiblies par leur manque d’usage à ces mots qui jaillissent aujourd’hui.

En autant de femmes qu’il en faut pour créer une puissante vague rose de douceur.

Cette force qui ensevelit des tonnes de douleurs oubliées. De ces femmes qui n’ont pas su vivre incarcérées, vivantes et vibrantes de vérités.

Je n’ai plus de mots assez beaux et aimant à toutes celles qui osent. Celles qui jouissent en chœur, celle qui se donnent vie en douceur, celle qui savent et attendent patiemment leur temps. Car oui c’est maintenant.

Cette ardeur d’être se réveille en chacune et chacun. Oui Messieurs, vous la ressentez, cette féminine intériorité, respectueusement enfouies, qui ne demande qu’à vous donner la permission de ressentir. Allez ressentez maintenant.

Et permettez à celles qui vous entourent d’être pleinement, farouche et douce à la fois.

C’est être femme ça.

Rien que ça.

Ode à celle qui m’a élevé avec si peu de mots. Ces mots même étouffés à m’égorger. J’ai haï ces silences. Et pourtant je les porte encore. Il est long le chemin de la subtile libération. Il est long car on le vit ensemble c’est tout.

Je suis la discrète ne vous détrompez pas.

 Je reste là sans mots face à l’innommable dans nos vies.

Je n’ai pas encore posé ma parole. Car les mots eux ne me font pas défaut.

Le feu intérieur change de couleur lorsque je me rappelle ce que m’a enseigné ma douce orchidée.

Elle a su aimer sans mots dire, aider en restant cachée, dire avec le regard et garder la dignité qu’on lui avait légué.

Cette noblesse d’âme que je lui reconnais. Ardente de vérité.
Nadia Nait Ammou

 

 

Espace intangible

« Casse-toi dans le Triangle des Bermudes » et Marco claqua la porte derrière lui.

Je restais interloquée. Il me disait de partir et c’est lui qui se sauvait.

Depuis quelques mois, cette histoire, mon histoire prenait un peu l’eau. Il m’avait fallu trois mois pour me rendre compte que nous n’avions rien en commun. Tout s’était passé très vite, trop vite sans doute : une rencontre chez des amis communs, quelques sorties, cinémas, restaurants puis la vie commune rapidement.

Lorsque ses chaussettes furent plus nombreuses que les miennes dans le tiroir de ma commode, je lui proposais d’y ajouter ses autres vêtements et je migrais les miens vers d’autres rangements. Nous nous installions ensemble.

Trois mois, jour pour jour et nous en étions là !

Lucide, je compris que j’avais échappé au « casse-toi pauvre conne » mais c’était du même ordre et la croyance du Triangle des Bermudes m’interpella. C’est un lieu dont on ne revient pas, où l’on disparait en plein océan. Selon la légende, personne ne vous retrouve ni vous cherche d’ailleurs !

Ainsi nous avions fini le tour de notre courte vie commune.

Je suis écrivaine et cet espace intangible comme ce Triangle dans un océan lointain raviva une de mes terreurs : perdre mes lecteurs.

Ecrire représente pour moi une liberté immense. Une princesse devenue vendeuse à la sauvette, un SDF qui se transforme en financier, c’est l’infini des possibles. Un peu comme naviguer sur un voilier. Il n’y a ni feu rouge, ni rond-point, ni contrainte à suivre une chaussée préétablie. On peut virer de bord au gré du vent et de son envie, changer de cap puis affaler ses voiles pour tout stopper. On peut faire de son personnage un justicier qui se métamorphose en un dangereux pervers au fil des pages, provoquer un accident et une nouvelle métamorphose.

Qu’attend d’ailleurs le lecteur ? Que l’on lui plaise en transformant ses moments de lecture en bonheur temporaire, en suivant ses désirs préétablis comme dans des romans d’amour transit ou des récits faussement historiques qui suivent toujours les mêmes grossières ficelles et l’emporte. Comme dans le rail d’Ouessant emprunté par tant d’auteurs qui réécrivent toujours le même roman et dont personne ne se souvient du titre ? Ou faut-il que l’auteur surprenne le lecteur, le malmène sur des vagues tempétueuses au risque de le secouer fort et le décourager de poursuivre sa lecture ?

Mais attention au lecteur : parfois le récit est tellement surprenant, décalé ou obscur qu’il s’échappe et n’arrive plus à s’investir dans les pages suivantes.

Et c’est le Triangle des Bermudes du lecteur : il se perd dans les flots de phrases sophistiquées, dans des marécages linguistiques dont il ne reviendra plus. La lecture de ce livre restera pour lui inachevée. Un marque-page planté au milieu du volume, en quarantaine sur une étagère.

C’est aussi le récit de mon histoire avec Marco, mais sans marque-page et sans étagère.

Je crains que celui-ci ne coule et ne se noie définitivement !
Armelle Drouas

 

 

Polyphonie 

Toutes les couleurs sont bleues, émergées dans la solitude, les créatures, et les créateurs.

Première vague, deuxième vague. Troisième vague, j’avance.

La plage est vide, je replonge les yeux dans la mer calme.

Elle moutonne, elle s’agite cette mer, une légère nausée. Etre la première, la petite fille a peur de ne pas avoir sa part.

Je me suis coupé les cheveux très courts.

La corne de brume, les cloches de l’école. Les cris d’enfant, les vagues se font plus douces, je n’ai même pas peur.

Je creuse, je nage, je cours vers mon chat blanc et noir.  Toutes les maternités échouent sur le banc.

Je m’assois par terre dans une église.

Tout ce que j’attrapais je voulais le posséder.

Moi Marie je suis née d’une discorde.

Moi Pauline, je suis née de cette contradiction.

Moi Edmin je suis né de l’amour de mes parents qui n’a pas duré.

Moi Laura, je suis née de leur rencontre lors d’une manifestation à Bologne.

Moi Martine je suis née de la solitude de deux adultes.

Moi Sandra, je suis née d’une vague soixante huitarde

ça continue à monter, le lien est à ce prix.

Je hais les pertes, accueuillir, c’est grandir en liberté.

Moi, j’aime le calme après la tempête. Les sirènes ne m’emporteront pas au fond.

Le visage le plus mystérieux, le mien.

Je ne m’attache qu’aux plumes d’oiseau. Au fait c’est quoi le pire ?

J’ai fait de mon mieux, il me reste 1512 minutes, 90000 secondes à vivre

Je m’accroche à la baignoire, comme un petit vieux. J’égrène les instants, la liberté encore d’aimer.

Les pierres précieuses sous la mer qui se retirent. Dormir libre à la belle étoile en défiant la mort.

Roselyne me montre les photos sur l’album. Les filles grandissent et s’affranchissent. C’est ma dernière fois sur cette plage.

 

 

Ils passent, pressés, hâtés, flânés, ils vont, viennent.

Ils courent, halètent, s’attendent, s’espèrent, se désespèrent, regardent, leur montre, leurs messages; branchent leurs écouteurs sur les ondes du monde et se débranchent de la vie assise à leurs pieds.

 

Portent leurs courses, leurs marmots, leurs espoirs, leurs idées, leurs projets.

Parlent haut, fort, chuchotent, rient, crient, conversent, échangent, seuls, à deux, en bandes.

Ils se bousculent, se choquent, s’entrechoquent, se frôlent, se touchent, se pressent, s’oppressent.

Ils sont à naître, lissés, flétris, fanés, rosis, blanchis, noircis, transparents ou bedonnants.

Parsemés, ou en flots.

La rue se gorge et se dégorge, vit et meure, blanche et noire, artificielle et humaine; avec ses vitrines qui allèchent, assèchent, sa calèche désuète, ses odeurs qui dévient ou accrochent le ventre.

La vague humaine rythme le temps, calme, ou tempête agressive.

La rue, on s’y cache, s’y perd, s’en divertit, on ‘’l’asphalte’’, la piétine, la fuit, la ‘’tramwette’’ au son du gong.

 

Et lui, il est  posé, là, assis, au coin, figé, crispé, courbé, marmonnant ses mantras de S.D.F, le visage en guenilles; guenilles de la rue;  le corps en fripes, habillé par les ‘’ autres’, ces autres qu’il voit passer et repasser en tenue de ville, de ceux qui sont pressés, qui ont des idées, qui savent ou aller, d’où partir, d’où revenir, qui savent comment s’agiter.

A l’écart pour ne pas être écrasé, près de la porte du Monoprix pour en quêter des denrées… peut être ? Notre monnaie, plus sûre, un regard, trop incertain…

 

Petite gamelle, éparse de pièces, plus vide que celle du chien.

 

Il craint la taxe du voisin, le belliqueux d’en face, la bêtise humaine, avide d’un poupon de chiffon trop désarticulé pour défendre son os, l’ignorant qui viendrait à lui prendre sa place, bien située devant la bonne enseigne, sur la bonne rue, l’artère principale, celle qui donne du palpitant au cœur de la ville.

 

Un cri d’enfant brouille son regard, une pièce qui tombe rompt le silence du chien.

Lui, il connaît l’heure des autres, de ceux qui s’éveillent, de l’heure des poubelles du matin, de l’heure des croissants, de l’heure des sandwiches, de l’heure des quatre heures, de l’heure des mégots, à six heures quand ils ont tous fumés, il en reste un peu pour lui, de l’heure de la nuit, de l’heure du froid, celle de la maraude , celle  des poubelles du soir, quand elles sont bien gorgées des déchets de ces autres qui sont au chaud, quand, lui, panse sa journée, avant de s’engouffrer dans son corps pour la nuit.

Il est posé, là, allongé;  propriétaire sans taxe aucune, ni la foncière, ni l’habitation, ni l’horodateur, aucune valeur ajoutée, toutes soustraites de cette vie des autres qui filent devant lui, plus rares, silencieux, aveugles.

Une parole échangée le tient encore debout, couché pourtant.

Il est posé, las, endormi par la nuit, contre l’aine du chien en éveil pour lui.

Le corps endolori mais en vie, égratignée par elle mais ici; libre.

 

Rencontre d’un désir minimum.

 

Dans la tempête de la vague, certaines écumes résistent plus que d’autres à la brisure de l’asphalte.
Marie-Pierre Robert 

 

 

 

 

Quand j’ai décidé de prendre le risque de la tristesse, j’ai vite compris que cela me mènerait à la beauté, et j’ai décidé consciemment de faire de la tristesse une sorte de philosophie.

Avec le temps j’ai compris que l’une ne pourrait survivre sans l’autre, dans la tristesse le risque trouverait toujours un espace pour fabriquer et dessiner ce qui avec le temps formerait cette bibliothèque où se rendre et proposer une trêve. Elle s’appellerait, Le trou où tombe la beauté.

Je n’ai jamais pensé qu’elles préparaient une histoire pour moi.

J’essayais souvent de les réunir, mais je n’arrivais pas à les confronter, ce qui entrainait en moi une sorte d’épuisement.

Ensemble, il n’y avait pas d’équilibre possible, les deux tentaient désespérément de se positionner.
Ma chance serait que, si j’arrivais à dialoguer avec chacune d'elles en supportant ce qu’elles me proposaient, je pourrais essayer de faire un saut.

 

Le fait est qu’elles se nécessitaient pour briller. Moi je mettais la lumière noire ou blanche selon le jour et les circonstances. C'est de cette façon que je me suis mise à construire ma vie, le défi permanent étant toujours quand quitter l’une pour reprendre l’autre, un travail qui me maintiendrait alerte toute ma vie. Le plus drôle était que sans m’en rendre compte, à cette Bibliothèque, celle du trou où tombe la beauté, je ne pouvais plus m’y rendre seule, «Elle était publique et gratuite», cette surprise, je ne m’y m’attendais pas.

J’ai compris après avoir rencontré de nombreux personnages qui déposaient dans cet énorme trou leurs beautés, qu’ils avaient comme allié la tristesse.
Qu’est alors la tristesse………… le confort que nous procure la beauté pour contempler passivement ce que nous construisons dans un monde rempli de choses qui nous font rêver, ou je me méprends et la tristesse n’est que le risque que nous courons pour atteindre la beauté.
Gloria Gastaldi 

 

 

 

Je me souviens de ce navire. Au loin il y avait cette ville, et je me suis dit, c’est aujourd’hui mon pays.
Mon grand-père n’était pas un orateur prolixe, quelques mots lui suffisaient pour tout nous dire. Il nous laissait à nos silences pour conter son histoire. Souvent il souriait avec malice, ses yeux tout mouillés d’une vie trop remplie.
Grand-mère le supportait à peine, alors il sortait. Il aimait marcher mains dans le dos.
Un jour j’ai marché avec lui. Il me tenait la main. L’amour de se promener s’est-il transmis par l’épiderme ce jour-là ?
Je me souviens de cette église, un dimanche pluvieux, le cercueil devant mes yeux se déplaçait trop lentement. C’est à ce moment qu’il m’a transmis ses yeux trop mouillés.
Jean-Eric Wild

 

 

 

 

« Peut-être je fais ma gamine, Ma Mie, peut-être je suis trop fragile,
Mais je sais lire entre les lignes Ma Mie, je connais le langage des rides… »

Je me souviens de toi Ma Mie, mon Alzhei-mère quand je te chantais une berceuse que tu ne comprenais plus. Tu avais perdu la tête disais tu, je vivais surtout que tu avais perdu la mémoire.

Je me surprenais parfois à t’envier et à rêver de pouvoir chantonner et danser sur des airs trop connus qui ne me diraient plus rien.

En devant ma grand-mère Peter Pan, enrubannée dans ton monde imaginaire, je découvrais de moi que je voulais rester enfant, TA petite fille qui aimait les gratouilles avant d’aller dormir.

J’apprenais le pouvoir divin de l’oubli et de la re-création. Ne plus être ce qu’ils ont cru que nous étions car nous avions la force d’être nos propres inventions.

Je découvrais que je pouvais, sans mentir, penser mes autres vies, toutes mes autres vies, des plus réelles aux plus intimes jamais révélées.

Je voyais en toi, Ma Mie, le pouvoir du cerveau même quand il perd pied.

J’ai savouré de toi toutes les fragmentations des temps qui ne s’enchaînent plus, ne se lient plus, mais racontent tellement ce que nous avons été, ce que nous sommes, et ce que nous serons.

Tu m’as faite grand-mère avec toi Ma Mie en apprenant à te faire sourire d’un geste improbable, impensé, insensé…

J’ai cajolé ce que tu câlinais, j’ai embrassé ce que tu soignais. Tu étais mon petit bout que je n’avais plus, tu étais ma canaille de 80 ballets, ma danseuse de berceuses.

En t’aimant à ce point, j’aimais mieux mon enfance. En te donnant toute ma tendresse, j’acceptais d’avoir grandi. En te voyant sourire ainsi, j’endurais mieux ta vieillesse.

« Dis-moi que tu  n’as pas tout effacé, que ton disque dur n’est pas rayé, que ton passé s’est mis en veille… »

Je te le raconterai… j’ai tout mon temps pour TOI, Ma Mie.

C’est toi qui m’as faite biographe.
Isabelle Gaillard

 

 

 

Là-bas, c’est une presqu’île, une presque terre, nous avions débarqué un dimanche matin. Les gens de là-bas étaient renfrognés, méfiants. Il ne répondait pas à nos questions qu’en hochant la tête. Il parlait un curieux patois et baissait la voix dès qu’on approchait. Toi tu n’en étais pas perturbé. Lorsque je t’en parlais, tu écarquillais les yeux, médusés, ne sachant trop quoi en dire. Nous avions loué cette maison surplombant la mer. Nos silences stellaires ornaient nos vies. Je me souviens tu te tenais si près de cette baie vitrée. J’ai su que tu allais t’envoler. Bientôt. Ton horizon était cette ligne au loin qui confondait ciel et mer. Je te regardais. Tu buvais ton thé et tu as souri.

Encore l’horizon, où que l’on aille c’est toujours la même chose, une ligne au loin. Elle avait ouvert les rideaux électriques avec une joie enfantine. C’était il y a bien longtemps. Juste avant que je devienne vieux. Je me souviens de cette douleur lancinante. Mon dos avait cette propension à venir me rappeler cet âge qui ne faisait que s’accroître.
Avant j’aimais danser, c’était il y a longtemps, je ne sais pas comment j’ai perdu ça. Le mouvement, on l’a ou on l’a pas, mais qu’on a l’a plus c’est encore pire. C’est comme avoir perdu son ombre. Qui saurait la retrouver ? Cette joie.
J’avais eu beaucoup de joie. Dans cette maison. Au bord de la mer. Trois jours suspendus au temps qui défile. Un pied de nez à Chronos.
Nous avons écrit. La vie. Toute une vie. Au son des vagues.
À travers cette grande baie vitrée la vie était un tableau. Baignées dans le bleu sirupeux, nos âmes lisaient un livre. Le froissement d’une page qui se tourne est quelque chose de précieux, il nous indique des réalités bien mystérieuses.
Jean-Eric Wild

 

 

L’horizon n’est pas loin. Il se dissimule entre la brume et les reflets de l’eau. C’est un tracé bleu gris qui vibre comme une corde de guitare. Il disparait derrière les voiliers traçant leur chemin dans l’écume.
À l’aide d’une paire de jumelles, il fait la mise au point. Aux curieux qui passent au loin, il ne montre de son visage que deux cercles noirs posés sur un nez contracté et une bouche étirée sous une barbe drue et dévorante. Une fine cigarette Vogue tient en équilibre entre ses lèvres. Elle avait oublié un demi-paquet sur le rebord de la cheminée et une écharpe beige en acrylique. Elle était partie après le coup de fil de son journal. Un bateau avait été retrouvé échoué derrière la corniche à un endroit où personne ne vient plus pêcher de poissons depuis longtemps. Lui l’avait regardé refaire son sac, deux t-shirts et un pantalon pliés à la va-vite, et le mouvement de sa robe sur ses hanches, une danse des sept voiles pour un enfer oublié et un paradis promis.
Sans lâcher les jumelles, il cherche à tâtons sur la table de quoi retenir les perles de sueur qui s’apprêtent à couler dans ses yeux. À moins qu’il ne tente de retenir ses larmes. Son frère était parti la veille au soleil couchant, accompagné d’une troupe d’amis et de sa guitare, boire à la vie et appeler le chant des sirènes, sur le bateau de pêche de ce copain d’enfance qui fêtait chaque année son anniversaire en plein été au pays. Il était loin le temps où lui promenait son insouciance entre les rochers au pied de la maison, il était loin le temps où les rideaux cachaient des yeux des baigneurs sa fougue et l’envolée de ses mains sur le piano.
Le feu de la cigarette commence à lui piquer le visage. Son téléphone vibre. Il relâche les jumelles et les cendres tombent sur le rebord de la table. Un soupir silencieux sort de sa bouche. Une photo s’étale sur l’écran. Le même horizon capturé depuis une grotte et quatre mots : « je suis en vie ».
Judith Durand

 

 

 

Trois bouées perdues sur la mer infinie

Exil volontaire pourtant

Partir loin des humains

Sentir les embruns imprégner leurs chairs 

L’une tourne écarlate sur elle-même

Protégée de l’ardeur du soleil

Par la transparence minuscule d’un parasol

Personne ne viendra s’assoir à la table ronde

L’autre vogue d’un jaune incertain

Même son ancre ne sert à rien

Personne ne viendra glisser sur son toboggan

La dernière orange de solitude

Dans un vague à l’âme persistant

Se tient prête à secourir

Un homme perdu en mer

Une femme ou un enfant 

Jocelyne Lemer

 

 

 

Partir ou rester

 

Tu restes ce soir ? Je t’ai préparé un lit. N’hésite pas.

Si tu pars encore une fois, je ne sais pas. Je ne sais pas si j’aurai la force de t’attendre. Tu es si différent et le même à chaque fois. Ton sourire ne change pas. Parfois un peu ton regard. Mais ils n’arrivent pas à te faire du mal ou à te perdre. Cela me rassure.

Je continue ma vie de prof dans cette petite ville de 10.000 habitants et fais mes piges pour l’édition régionale avec un supplément l’été. Je connais toutes les familles du quartier depuis deux générations et, si cela continue, je ne serai plus le grand-frère, mais l’oncle puis le grand-père. Les gens me croient sage et érudit. Et pourtant, je n’ai jamais quitté cette région. Tous les jours à 20h, je regarde les informations sur Internet et me demande si tu reviendras la prochaine fois. Le départ en Afghanistan et ensuite la mission au Mali. Tu aimes tes hommes et ton pays, te sentir utile et voyager. Tu as vu des horizons que je ne connais pas, entendu des langues dont le son m’est inconnu, croisé des souffrances que je n’imagine pas.

Je suis dans le quotidien. J’égrène les pages de l’éphéméride au rythme grégorien des saisonsJ’attends les saints de glace pour semer au potager et la Saint Jean pour brûler le petit bois. Je fleuris là où je suis planté. Je suis invité aux mariages de nos co usins et aux baptêmes de nos neveux. As-tu appelé notre sœur depuis que tu es rentré ?

Que ressens-tu lorsque tu es parachuté au-dessus d’une zone de guerre en pleine nuit ? Comment fais-tu pour défendre un quartier alors qu’à tout moment une voiture peut exploser ? Certains soirs, j’aimerais pouvoir t’appeler, que nous prenions une bière ensemble en centre-ville après un match, que nous discutions comme avant du championnat ou de la nouvelle collègue avec son Austin Mini et son pull rouge moulant.

Je ne sais pas si j’arriverai à t’attendre encore une fois. Les gens t’oublient, les souvenirs passent. Tu ressembles de plus en plus à un portrait figé dans un album dont les souvenirs sont étalés juste pour nous faire croire que tu as bien existé.

Je t’ai préparé un lit. Tu peux rester si tu veux. 

Ils restèrent tous les deux silencieux un instant, l’un le regard plongé vers le sol de son salon, l’autre cherchant une réponse au-dessus de leurs têtes.

Ne pas bouger, c’est presque mourir. Rester ici, c’est arrêter de conquérir, d’être plus fort que l’espace et le monde autour de moi. Je ne saurais que faire de me voir tous les matins dans la même glace et de prendre tous les jours le même chemin. Je ne sais pas faire des racines. Je ne sais que voler. Une graine qui vole éternellement et qui rencontre d’autres fruits au sol les jours où je suis essoufflé. La continuité m’angoisse. Là où je vais, je n’ai pas le temps d’être jugé, d’avoir peur des autres et peur de les perdre. Je ne me vois pas vieillir car je ne vois pas les autres changer. Je ne vois pas le temps qui passe sur les lieux que je traverse, ils restent un instant capturé à l’infini, au hasard. La roue tourne et je tourne avec.

Revenir, c’est voir ce qui n’a pas changé, c’est accuser le destin. Partir, c’est chevaucher la vague, c’est me battre. Dans certains coins du monde, les gens ne savent plus monter à cheval ou surfer. Je le fais pour eux, pour qu’ils ne s’écroulent pas, pour que notre monde ne s’écroule pas avec eux. Je n’ai pas de croyance et je ne sais pas jardiner. Je ne sais que bousculer les lignes là où la Vie m’envoie. Je ne creuse pas de sillons, je creuse des tombes pour la médiocrité et la lâcheté quotidienne, pour la peur du vide et de l’inconnu.

 Judith Durand

 

 

 

 

 

 

C’était le seul tableau de notre maison. Rien n’indiquait dans sa luminosité que c’était une fin d’après-midi. Lorsque je l’observais, les frondaisons des arbres frémissaient et les éclats des voix joyeuses des personnages d’aquarelles se mélangeaient au chant paisible du fleuveJ’entrais dans les roulottes en bois  courais dans l’herbe sans être entravé par mon pied bot. Au loin le château et dans ma tête des contes.

Mon père était un homme renfrogné, je ne me souviens plus du son de sa voix mais son regard, lorsqu’il croisait le mien, disait toute sa déception. J’étais cette enfant handicapée, à la santé fragile, qui n’était pas née homme. Effrontée, je tenais tête à tout le monde et personne n’osait plus se moquer.

Dans le village vivait un docteur, la manche de son costume était décousue. Ces cheveux blancs foisonnants et mal coiffés faisaient négliger. On lui reprochait, à mi-voix. Désintéressé, il oubliait souvent de se faire payer. Ma mère ne l’aimait pas beaucoup. Dans les campagnes on ne supportait pas d’être redevable.

Asthmatique, j’étais sujette à des bronchites chroniques. Il était donc souvent à la maison. Je le vois encore entrer dans la pénombre de la salle à manger, sa mallette usée à la main. Il s’immobilisait toujours un instant, observait le tableau, opinait de la tête et me saluait d’un geste timide de la main.

Lorsqu’on a tout perdu on a déménagé en ville. Mon père n’a pas voulu s’encombrer de cette croûte. Il l’a vendu pour quelques malheureux francs. Avant qu’on ne parte, le docteur m’a donné son beau stylo. Ce jour-là, sur la feuille de l’ordonnance était écrit “Il était une fois…”

Jean-Eric Wild

 

 

 

 

Je surplombe la mer, à quelques encablures, l'eau est à mes pieds. Telle une berceuse je me surprends à chalouper. Mes fondations sont solides mais fragiles, je dépends du bon vouloir de la terre, je le sais...
Brigitte Claudic

 

 

 

 

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