5 Septembre 2019
Tu restes ce soir ? Je t’ai préparé un lit. N’hésite pas.
Si tu pars encore une fois, je ne sais pas. Je ne sais pas si j’aurai la force de t’attendre. Tu es si différent et le même à chaque fois. Ton sourire ne change pas. Parfois un peu ton regard. Mais ils n’arrivent pas à te faire du mal ou à te perdre. Cela me rassure.
Je continue ma vie de prof dans cette petite ville de 10.000 habitants et fais mes piges pour l’édition régionale avec un supplément l’été. Je connais toutes les familles du quartier depuis deux générations et, si cela continue, je ne serai plus le grand-frère, mais l’oncle puis le grand-père. Les gens me croient sage et érudit. Et pourtant, je n’ai jamais quitté cette région. Tous les jours à 20h, je regarde les informations sur Internet et me demande si tu reviendras la prochaine fois. Le départ en Afghanistan et ensuite la mission au Mali. Tu aimes tes hommes et ton pays, te sentir utile et voyager. Tu as vu des horizons que je ne connais pas, entendu des langues dont le son m’est inconnu, croisé des souffrances que je n’imagine pas.
Je suis dans le quotidien. J’égrène les pages de l’éphéméride au rythme grégorien des saisons. J’attends les saints de glace pour semer au potager et la Saint Jean pour brûler le petit bois. Je fleuris là où je suis planté. Je suis invité aux mariages de nos co usins et aux baptêmes de nos neveux. As-tu appelé notre sœur depuis que tu es rentré ?
Que ressens-tu lorsque tu es parachuté au-dessus d’une zone de guerre en pleine nuit ? Comment fais-tu pour défendre un quartier alors qu’à tout moment une voiture peut exploser ? Certains soirs, j’aimerais pouvoir t’appeler, que nous prenions une bière ensemble en centre-ville après un match, que nous discutions comme avant du championnat ou de la nouvelle collègue avec son Austin Mini et son pull rouge moulant.
Je ne sais pas si j’arriverai à t’attendre encore une fois. Les gens t’oublient, les souvenirs passent. Tu ressembles de plus en plus à un portrait figé dans un album dont les souvenirs sont étalés juste pour nous faire croire que tu as bien existé.
Je t’ai préparé un lit. Tu peux rester si tu veux.
Ils restèrent tous les deux silencieux un instant, l’un le regard plongé vers le sol de son salon, l’autre cherchant une réponse au-dessus de leurs têtes.
Ne pas bouger, c’est presque mourir. Rester ici, c’est arrêter de conquérir, d’être plus fort que l’espace et le monde autour de moi. Je ne saurais que faire de me voir tous les matins dans la même glace et de prendre tous les jours le même chemin. Je ne sais pas faire des racines. Je ne sais que voler. Une graine qui vole éternellement et qui rencontre d’autres fruits au sol les jours où je suis essoufflé. La continuité m’angoisse. Là où je vais, je n’ai pas le temps d’être jugé, d’avoir peur des autres et peur de les perdre. Je ne me vois pas vieillir car je ne vois pas les autres changer. Je ne vois pas le temps qui passe sur les lieux que je traverse, ils restent un instant capturé à l’infini, au hasard. La roue tourne et je tourne avec.
Revenir, c’est voir ce qui n’a pas changé, c’est accuser le destin. Partir, c’est chevaucher la vague, c’est me battre. Dans certains coins du monde, les gens ne savent plus monter à cheval ou surfer. Je le fais pour eux, pour qu’ils ne s’écroulent pas, pour que notre monde ne s’écroule pas avec eux. Je n’ai pas de croyance et je ne sais pas jardiner. Je ne sais que bousculer les lignes là où la Vie m’envoie. Je ne creuse pas de sillons, je creuse des tombes pour la médiocrité et la lâcheté quotidienne, pour la peur du vide et de l’inconnu.
Judith
C’était le seul tableau de notre maison. Rien n’indiquait dans sa luminosité que c’était une fin d’après-midi. Lorsque je l’observais, les frondaisons des arbres frémissaient et les éclats des voix joyeuses des personnages d’aquarelles se mélangeaient au chant paisible du fleuve. J’entrais dans les roulottes en bois où courais dans l’herbe sans être entravé par mon pied bot. Au loin le château et dans ma tête des contes.
Mon père était un homme renfrogné, je ne me souviens plus du son de sa voix mais son regard, lorsqu’il croisait le mien, disait toute sa déception. J’étais cette enfant handicapée, à la santé fragile, qui n’était pas née homme. Effrontée, je tenais tête à tout le monde et personne n’osait plus se moquer.
Dans le village vivait un docteur, la manche de son costume était décousue. Ces cheveux blancs foisonnants et mal coiffés faisaient négliger. On lui reprochait, à mi-voix. Désintéressé, il oubliait souvent de se faire payer. Ma mère ne l’aimait pas beaucoup. Dans les campagnes on ne supportait pas d’être redevable.
Asthmatique, j’étais sujette à des bronchites chroniques. Il était donc souvent à la maison. Je le vois encore entrer dans la pénombre de la salle à manger, sa mallette usée à la main. Il s’immobilisait toujours un instant, observait le tableau, opinait de la tête et me saluait d’un geste timide de la main.
Lorsqu’on a tout perdu on a déménagé en ville. Mon père n’a pas voulu s’encombrer de cette croûte. Il l’a vendu pour quelques malheureux francs. Avant qu’on ne parte, le docteur m’a donné son beau stylo. Ce jour-là, sur la feuille de l’ordonnance était écrit “Il était une fois…”
Jean-Eric
Je surplombe la mer, à quelques encablures, l'eau est à mes pieds. Telle une berceuse je me surprends à chalouper. Mes fondations sont solides mais fragiles, je dépends du bon vouloir de la terre, je le sais... Brigitte
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